Il était une fois

L’histoire de Luciole la luciole.

Luciole vivait loin du monde des Hommes, dans une paisible forêt où se dressaient fièrement chênes, hêtres et pins en tous genres. La plupart de ces arbres semblaient être si férocement attelés au sol qu’ils donnaient l’impression d’être centenaires, ou peut-être même millénaires, tant leurs racines circonvoluaient sur la terre comme de petites montagnes. Timidement installés aux pieds des géants d’écorce, les arbrisseaux – eux aussi en nombre – participaient de leurs fruits et de leurs fleurs à égayer les bois d’autant de couleurs qu’une palette de peintre peut en contenir. Mais si le bariolage carmin de l’aubépine enchantait Luciole, c’est encore plus bas que cette dernière habitait. Son domicile était à tout à fait confortable, et consistait en une petite cavité flanquée sous une roche immense dont le tapis de feuilles mortes autour se renouvelait à chaque fin d’automne.

Luciole avait tout pour être heureuse, à ceci près qu’elle était infiniment seule, et cette solitude était d’autant plus insupportable qu’aucun autre habitant des alentours – qu’il fusse sédentaire ou simplement de passage – ne semblait jamais faire de pareille expérience. Toujours devant elle, les chenilles se déplaçaient par paquets de cent, collées les unes aux autres à l’allure d’un seul corps unifié. Les fourmis, elles, semblaient voyager par paquets de mille. Et quand elle allait s’enfouir dans son abri calcaire comme pour ne plus voir, Luciole entendait quand même. Elle entendait jalousement les criquets se répandre en orchestre d’un bout à l’autre de la forêt, lui rappelant chaque fois les délices du groupe et les mélasses d’être orpheline de toute compagnie. Quant aux rares âmes seules qu’elle croisait parfois, il était évident qu’elles n’étaient pas seules, mais solitaires, et que leur condition relevait du choix plus que de la contrainte. Quelques fois, il arrivait que Luciole fasse équipage, mais cela ne durait jamais plus d’une journée. En effet, elle avait une particularité d’une exceptionnelle beauté mais qui, bêtement, la séparait définitivement du reste du monde. Chaque soir à la nuit tombée, le corps de Luciole se faisait luminescent, éclatant de jaune, et d’un jaune si brillant qu’on aurait pu la soupçonner d’avoir trouvé un second soleil et de le cacher derrière ses ailes. Bien entendu, cet attribut n’était pas d’une grande discrétion aux heures tardives où les prédateurs partent en chasse, et laissait souvent craindre aux compagnons de Luciole que celle-ci cause leur propre perte. Mais Luciole la luciole avait un espoir, ou plutôt une sorte de rêve éveillé qui pointait quasi-invariablement lorsque le jour fanait. Le soir, du fond de son logis, elle glissait une patte entre les feuilles tombées pour créer une petite ouverture afin d’apercevoir – toujours d’un œil contemplatif – par-delà les plus hautes branches des plus hauts arbres, entre les feuilles, un spectacle merveilleusement rassurant. Il y avait du monde là-haut, elle le savait, parce qu’elle le voyait. Des millions, voire des milliards de lucioles l’attendaient chaque nuit au-dessus d’elle. 

« Mais que font-ils tous là-bas ? Pourquoi suis-je seule ici ? Eux aussi rêvent-ils de moi ? Serait-ce ma famille ? » Ces questions, Luciole se les posaient constamment. Et puis, un soir au moment du couché, il se passa quelque chose qui fit basculer toutes ses certitudes. Alors que le calme régnait partout sur la forêt, celle-ci devint soudainement plus hostile, plus virulente. Comme si tout à coup le vent s’était mis à agiter avec violence les chênes les plus solides, ainsi qu’à balayer d’une seule bourrasque le sol de son humus sur des kilomètres entiers. Et là, dans le fracas des bois qui se cognent et se brisent, il se mit à pleuvoir. Alors, pour se regonfler de quiétude, Luciole enleva les dernières feuilles qui résidaient au-dessus de sa tête et chercha ses semblables au-dessus de l’immense couverture végétale qui se bringuebalait encore. Mais elle ne vit rien, rien ni personne, sauf peut-être une sorte d’écharpe de brume blanche qui voilait les siens. Apeurée, attristée, elle attendu le lendemain dans un jour qui en pesait dix. Et le jour suivant, tous étaient là, de nouveau réunis, à dormir aux endroits précis qu’elle connaissait déjà trop bien. Bien sûr, les choses allaient mieux et s’étaient rééquilibrées d’elles-mêmes sans qu’elle sache par quelle magie, mais le constat de la veille avait été insupportable. Elle ne voulait plus jamais voir ses proches disparaître. C’était décidé, il lui fallait les rejoindre. 

Au surlendemain de la nuit de tempête, Luciole se mit en partance. Dès potron-minet, elle grimpa au sommet de sa niche rocheuse et, d’un bond, s’élança dans une direction perpendiculaire au sol en agitant ses ailes de toutes ses forces. Quelques deux minutes passèrent que Luciole surplombait déjà les cimes des arbres les plus élancés. Quelques dix minutes plus tard, et elle ne s’était jamais vu partir si loin de chez elle. Le voyage allait s’avérer long et épuisant, mais la voilà qui entrait avec excitation dans un territoire immensément vide, froid et totalement inconnu. Quelques heures plus tard, et Luciole était fatiguée, avait faim, froid et soif. Et tandis que les dernières lueurs du jour s’en allaient, elle commençait à peine à distinguer les premières lumières apparaître au loin ; ses frères, ses sœurs, ses amis d’un monde qui gagnait en proximité à chaque seconde d’effort. Un à un, ils arrivaient, et bientôt tous seraient là, prêts à l’accueillir. Quelque chose d’aussi incongru que désagréable vint alors troubler Luciole, calmant aussitôt sa vaillance et ses ambitions. Les lumières – dont elle était pourtant bien certaine de s’approcher – ne changeaient de forme ni n’augmentaient de volume, comme si celle-ci étaient en fait si incommensurablement éloignées qu’elles étaient condamnées a rester désespéramment hors d’atteinte. Harassée par l’épreuve, sans espoir ni la moindre certitude de pouvoir faire fonctionner ses élytres une seconde de plus, Luciole la luciole abdiqua, se décontracta en tous points de son corps et se laissa retomber en chute libre, fendant l’air à la verticale pareillement à une pierre lâchée depuis l’espace. En un temps d’une fugacité déconcertante au regard des heures de labeur qu’elle venait d’accomplir, elle en vint quasiment à toucher terre. Dans les derniers mètres de sa descente, elle freina sa course avec la légèreté d’un petit planeur au moyen de ses deux voiles d’épiderme, et alla s’établir à l’endroit précis dont elle était partie le matin même.

 L’enjeu était trop grand, et la solitude devenait étouffante. Il lui fallait réessayer. Après un long moment consacré au repos de son corps ainsi qu’à l’analyse des raisons de sa forfaiture, Luciole décida de repartir. Mais cette fois, elle emmènerait des vivres et tout ce dont elle aurait besoin pour contrecarrer les états de fourbure qu’elle se savait désormais forcée de connaître à l’occasion d’une si rude croisière. Chargée de nourriture et de gouttelettes d’eau accrochées aux pattes telles des baluchons, Luciole la luciole – trônant sur son dôme de pierre, de nouveau prête au grand voyage – prit une profonde inspiration, se fléchit en ramenant son arrière vers le sol ainsi qu’en appuyant ce dernier de tout son poids, et, dans un élan digne et volontaire, s’engagea par un bond qui l’aurait faite se confondre à une sauterelle. Et à cet instant, quand elle s’ouvrit de son entière largeur pour se mettre à flotter au creux d’un blizzard, alors qu’elle brassait déjà l’air avec l’obligation d’un albatros piégé dans un ouragan, rien ne se passa. Luciole retomba aussitôt contre le plancher du bois. Elle comprit alors qu’elle n’avait pas la moindre chance de s’envoler en étant encombrée d’un tel paquetage, qu’il allait falloir insister, encore, et redoubler de robustesse ou d’inventivité pour concourir au succès de ses aspirations. Elle se dit qu’à défaut de pouvoir visiter ses compagnons, elle pouvait peut-être leur faire parvenir un message afin de les convaincre de venir jusqu’à elle. Pétrie d’effroi à l’idée que cette tentative soit la dernière et qu’elle n’en conçoive jamais de meilleure, Luciole se mit en quête de trouver la feuille d’arbre la plus légère qui puisse exister en ses lieux. Elle entreprit alors de se rendre jusqu’à l’orée des bois à l’endroit où elle savait être installé un sureau noir d’une rare splendeur et probablement vieux de plusieurs générations déjà. Arrivée sur place, elle grimpa sur la première branche de l’arbre majestueux, préleva un morceau de sa foliation verdâtre et redescendit avec. A l’aide d’une tige cassée ainsi qu’à l’encre d’argile – sur le devant de la feuille et dans le langage des lucioles (celles-ci s’exprimant exclusivement en rimes croisées) – elle écrivit ceci :

« Souffrez ma famille, mes frères et sœurs lampions,
D’accueillir sans délai l’agrément mutique de l’ennui,
Des plaintes incapables qui s’évaporent au plafond,
A chaque agonie du jour, à l’heure où germe la nuit.
Je suis lasse de ne rien faire, que de vous savoir,
Tel Tantale si proche et toujours empêché,
Par les chaînes, de ramener à sa mâchoire,
La pomme, de ses doigts par la faim étirés.
Suis-je d’une si terrifiante disgrâce à vos yeux ?
Connaissez, ma famille, mes frères et sœurs d’éclair,
La fouille éternelle des moyens d’accéder à vos lieux,
Ainsi qu’à l’endroit de ce papier, la prière,
De vous voir un jour tomber jusqu’à moi, des cieux,
Alors, comme une certaine pluie d’or et de lumière. »

Aussitôt son courrier terminé, Luciole regagna la route en direction de chez elle, et sur le chemin, se mit à chercher un pin d’une hauteur telle que son escalade la fasse arriver jusqu’au dernier étage de la forêt. Se trouvant presque à bon port, elle rencontra l’arbre qu’elle voulait trouver, en entama l’ascension, et, une fois arrivée à l’extrémité du squelette d’écorce, attrapa la missive qu’elle avait coincé sous son aile pour la porter du bout de la patte au plus haut du flot des airs. Alors, au passage d’un zéphyr, comme une bouteille jetée à la mer, le dernier espoir de Luciole s’en alla ; rien d’autre qu’une petite feuille au vent, partant en tourbillon vers des territoires qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais. Cela faisait une dizaine de jours que Luciole la luciole espérait un ébranlement du ciel dans une attente interminable, et rien n’arrivait. Au trépas du soleil, le cœur vide, elle alla se coucher sans nulle autre envie que d’être au lendemain. Mais ce soir-là, quelque chose se produisit tandis qu’elle dévisageait l’immobilisme du crépuscule, quelque chose qui vint rompre la fixité du décor céleste. Alors que Luciole était en train d’observer la même myriade de scintillements qu’à l’habitude, elle vit une étincelle se détachait de la voûte dans un déplacement illogique, irrégulièrement circulaire. A peine visible depuis le plancher terrestre, la petite lumière grossissait avec certitude à mesure qu’elle traçait des zigzags au-dessus des branches. De peur que ses yeux eussent été abusés d’une malheureuse sorcellerie, Luciole ne voulait pas croire ce qu’elle voyait. Et pourtant, chaque seconde la rapprochait bel et bien d’un espoir qu’elle n’osait presque plus considérer ; sa lettre avait-elle trouvé destinataire ?

Alors qu’elle entrait docilement par l’échancrure de la canopée, la lueur chatoyait par saccade en passant derrières les branches épaisses et vint s’éteindre dans la densité d’un îlot de fougères qui se trouvait à quelques mètres de Luciole. Celle-ci, bouillonnante d’excitation, ne perdit pas une seconde de plus et accourra brusquement en direction du massif de vivaces. Et là, tandis que Luciole approchait, un halo phosphorescent émergea du buisson en dissipant l’opacité des sous-bois dans une teinture jaune et verte étrangement familière. Grand dieu des coléoptères ! Une luciole ! Dans un parfait jeu de miroir, les deux lucioles se frottèrent les yeux de leurs petites pattes comme pour s’assurer qu’elles n’étaient pas en train de rêver. Puis, toujours dans une adorable symétrie, alors que l’émotion empêchait tout mot, Luciole et Luciole s’avancèrent encore un peu plus l’une de l’autre, se fixèrent d’un regard tremblant, et précipitamment, avalèrent les derniers centimètres de vide qui les séparaient pour s’adonner à une accolade immensément longue et chaleureuse. Luciole engagea la conversation avec un enthousiasme qu’elle eut du mal à dissimuler : 

– « Je vous ai tellement cherché ! Venez-vous du monde des lumières ? Allez-vous m’y emmener ? C’est mon souhait le plus cher ! »
Décontenancée, Luciole répondit :
– « Point du tout, je viens du bas ! Mais nos songes sont les mêmes. Essayer de me rendre en haut, chaque jour je m’y emploie. Vous et moi, nous allons trouver un stratagème ! ».
– « J’ai bien peur qu’il n’y ait plus d’espoir. J’ai même laissé aux airs le soin de livrer un message. »
– « Rédigé de terre, sur du sureau noir ? Mais c’est entre mes pattes qu’il fit passage… »
– « Dans ce cas, c’est un échec couronné de succès. »
– « Par chance, oui, mais ainsi je vins vous trouver ! »

Animées d’un regain d’énergie vitalisant, Luciole et Luciole passèrent les jours qui suivirent à réfléchir à un nouveau moyen de rejoindre leurs proches, et ensemble, elles eurent une idée à laquelle aucune des deux protagonistes n’avaient pensé. Ces dernières avaient toutes deux constaté, à l’occasion de leurs essais respectifs, l’impossibilité de s’envoler en étant appesanti par le poids des provisions. Aussi, Luciole et Luciole avaient éprouvé une difficulté égale à concrétiser une traversée dont la longueur était telle qu’elles ignoraient encore où s’en trouvait la fin. De toute évidence, moins la route était copieuse, plus les probabilités d’en arriver aux termes étaient grandes. C’est ainsi qu’elles eurent l’idée de s’envoler en partant du plus haut sommet qu’elles pourraient atteindre. En cela, elles économiseraient leurs efforts, et logiquement, amenderaient leurs chances de réussite. Maintes fois, Luciole la luciole avait entendu parler d’une montagne qui se trouvait à l’ouest de leur position, et dont la pointe était si lointaine en altitude qu’elle dominait assurément les combles de n’importe quelle forêt du territoire. Avides de découvertes, mais surtout impatientes de rejoindre le foyer de leur lignage, les lucioles enfermèrent des victuailles dans un sac de soie d’araignée et se hâtèrent de prendre la route en direction de l’assise rougeâtre du soleil qui tombait à l’horizon. Sur le chemin, les deux amies se découvraient chaque jour de nouvelles similitudes qui allaient bien au-delà des petits phénix qu’elles avaient d’arrimés contre la poitrine. Côte à côte, toutes deux marchaient fièrement, enveloppées dans un sentiment de bien-être dû au fait de ne plus se sentir totalement seules pour la première fois de leur existence. Cela faisait déjà longtemps que Luciole et Luciole voyageaient et elles étaient maintenant à mille lieues de leur point de départ.

Puis un matin, en arrivant à la lisière d’une forêt de cèdres qu’elles venaient de traverser, alors que le sentier terminait sa courbure au commencement d’un vaste champs de blé, un gigantesque pic rocheux chamarré de pigments émeraude vint se dresser au loin. Les lucioles éclatèrent de joie et, séance tenante, pressèrent encore un peu plus le pas dans une course joyeuse à travers la plaine d’ocre jaune qui les séparait de l’immense montagne. Arrivées au creux de cette dernière, sans s’offrir la moindre fraction de convalescence, les deux amies entamèrent immédiatement la grimpe de ce qui – d’en bas – avait l’extraordinaire allure d’une pyramide sans fin. Quelques heures de marche plus tard, Luciole et Luciole arrivaient déjà à l’épilogue de leur progression. Du dernier étage de la montagne, chaque chose autour paraissait minuscule et profondément enfoncée dans un cuvier feuillu surmontait d’un étrange voile blanc qui semblait valser avec les vents, et doucement monter jusqu’au ciel. Alors que la nuit commençait à poindre, et sachant la teneur de l’ultime effort à fournir, les Lucioles décidèrent d’une pause au sommet des alpages pour se reposer un peu et se repaître des provisions qu’elles ne pourraient pas emmener. Et tandis que la brume du contre-bas gonflait en altitude, Luciole et Luciole, allongées dans l’herbe moelleuse des pâturages, regardaient fixement le ciel dans un silence apaisant et timidement pondéré par les grondements du vent qui gagnait en intensité.

A cet instant, Luciole se tourna vers Luciole, et lui déposa légèrement un baiser au coin du visage, à fleur de son antenne. Alors, dans une éclosion fantastique de sentiments sincères et ingouvernables, Luciole s’emboîta contre Luciole, et alla lui rendre son baiser. Bientôt l’échange devenait plus rapide, plus fougueux et moins maladroit. Et pendant qu’une géométrie qu’elles ne connaissaient pas rassemblait leurs corps l’un contre l’autre, le ciel – qui n’existait plus – se tapissait d’une noirceur à fondre les étoiles dans l’obscurité. Les cornements du vent devenaient rapidement plus sourds et prolongés, et s’accompagnaient maintenant de bruits plus graves encore qui retentissaient au rythme de longs javelots électriques déchirant l’atmosphère avec puissance. Entièrement consacrées à l’exaltation génésique de leurs âmes et de leurs corps, Luciole et Luciole ne percevaient plus les changements brutaux du climat et remarquèrent à peine la pluie qui froissait la terre avec violence. Rien ne semblait pouvoir les détourner l’une de l’autre. Et, au moment où elles firent retomber leurs ailes contre le sol, essoufflées et le cœur garni, parallèlement à la voûte céleste, toutes deux eurent le même étonnement. Il n’y avait plus aucune lumière. Le ciel s’était vidé d’une manière qu’elles avaient déjà connu et constaté avec effroi. Mais cette fois les choses étaient différentes, et les lucioles s’endormirent avec sérénité dans une prodigieuse trêve d’infortune. Et c’est ainsi qu’au matin, alors que les dernières heures de la nuit persistaient encore, l’on put observer deux astres mouvants ravaler la pente d’une montagne – dit-on à en croire la légende – devenue le chenal obligé d’un pèlerinage d’amoureux.

END.